La philosophie retrouve deux
axes, deux attitudes contradictoires qui se renvoient l’une à l’autre, mais
dont chacune ne peut prétendre tout englober. La première, respectant l’exigence
du concept et des idées, s’attache à la forme pure et abstraite, qui règle,
organise et synthétise nos connaissances. Pour qu’un mot fasse sens, il faut
bien qu’il y ait une définition objective de celui-ci, sinon, comment expliquer
que l’on comprenne ce que cela veut dire? La démarche d’un Platon se règle
toujours en effet sur l’idée qu’il y ait une définition nécessaire à tout ce
que nous disons. Par exemple, il y aurait une définition nécessaire de la
justice, sous peine de tomber dans l’absurde d’un monde arbitraire, où chacun
ne peut plus véritablement communiquer ou trouver un terrain d’entente où une
vérité serait possible.
La deuxième suit de près les contenus immédiats que nous apportent
les sens, le vécu et l’expérience empirique. Loin de raisonner à partir du
concept ou des idées, cette voie suit l’expérience, dans sa diversité, dans sa
variété la plus extravagante, la plus difficilement communicable, et pour tout
dire, la moins rationnelle. Bref, la philosophie des contenus est proche des
artistes romantiques, de l’expérience subjective de vivre, et ainsi de suite.
La plupart des philosophes de la
forme vont dédaigner toute description jugée subjective, personnelle, manquant
alors de rigueur ou de logique. À
l’inverse, les philosophes de contenus
vont dédaigner les grandes structures générales puisqu’elles ont tendances à
simplifier la réalité et à la rendre conceptuelle. Forme et contenus se
renvoient donc la balle, l’un par son langage structurant, organisateur de la
réalité, l’autre par son souci du réel, toujours plus précis que les systèmes
théoriques.
L’intelligence se laisse
facilement prendre au piège des oppositions théoriques extrêmes, entre le
monstre d’une subjectivité pure que nul langage ne peut mettre de l’ordre et
l’objectivité pure qui devient tellement abstraite qu’elle n’a plus aucun
rapport avec nous et ce qu’on peut expérimenter concrètement. Toute
connaissance véritable a un lien avec nous, dès lors on la comprend selon notre
perception des choses, selon nos expériences respectives, etc. Cependant, la
connaissance véritable n’est pas une simple lubie subjective sans lien avec le
monde objectif. Nous avons raison de dire que la vérité dépend de la
perception, dans une certaine mesure. Cependant, il faudrait aussi dire
l’inverse, la perception dépend de la vérité : je perçois bien un
dépanneur à ma gauche quand il y a un dépanneur à ma gauche, etc. et
pratiquement toutes nos actions concrètes impliquent que les choses soient, à
peu de détails près, comme on les voit ou perçoit. Aussi, n’y aurait-il pas une
sorte de tiers-milieu, entre l’objectivité et la subjectivité, là où l’on peut
s’entendre tout en partageant les points de vue ?
L’extrême-milieu, ce serait ce
tiers-milieu, le point où la forme et le contenu travaillent de concert dans
quelque chose qui les relie plutôt que les opposent. Si le contenu que nous
apprend le vécu apporte une couleur, une saveur à la forme abstraite, si le
« plancher des vaches » précis des empiristes pourrait se comprendre
dans une forme communicable sans devenir trop rigide et géométrique, si les
limites des deux axes de la connaissance pourraient se rejoindre en un point,
ce serait le point où subjectivité et objectivité convergerait en une
connaissance vivante, riche et authentique, suffisamment communicable pour être
dite, suffisamment précise pour être concrète.
Deux dépassements y sont
nécessaires. Le premier est le dépassement d’une connaissance trop abstraite
pour correspondre de près à la réalité, quand
bien même la réalité est plus fine que les concepts englobant par lesquels on
prétend la décrire. Un concept est typiquement statique et fait effet de
structure qui peine à suivre le mouvement dynamique de l’expérience empirique
authentique. Le deuxième dépassement est celui de ceux qui sont désabusés d’un
langage commun. Le langage est un organe qui peut s’assouplir, qui peut réussir
à communiquer, ou même mieux suggérer, ce dynamisme qui caractérise
l’expérience riche. Comme le dit Jankélévitch : « Un des signes que
nous transcendons continuellement nos limites, c’est que nous les connaissons comme limites. »[1]
Pour connaître une limite, il faut d’une certaine manière préfigurer ce qu’elle
dépasserait, sinon, comment réussiront-nous à la nommer, ou en général en avoir
conscience? On se sait limité, car nous avons l’occasion de voir qu’on se
trompait, et que notre connaissance n’est pas parfaitement adéquate. Cependant,
nous savons maintenant ce que nous avons à faire pour surmonter cette limite.
Il suffit alors d’essayer même si
cela semble impossible, de mettre dans la forme logique de notre discours ce
dynamisme même qui le contredit. Toute forme, si elle se laisse aller à son
« mouvement naturel », se révélera inadéquate, abstraite et dépassée
par rapport à son contenu empirique et concret. Cependant, en étant conscient
de cela et voulant corriger le tir, n’est-ce
pas incarner le mouvement qui renvoi la forme à son contenu, et le contenu à sa
forme? Un peu comme la mode n’existe qu’en tant qu’elle est temporaire, une
connaissance profonde si elle s’inclut dans un mouvement qui la dépasse est si
l’on peut dire « en avance sur son temps », elle préfigure la suite,
soit le fait qu’il faudra la compléter, voire, la réfuter. Par-là,
paradoxalement, elle aurait eu raison !
Concrètement, ce que cela veut
dire, c’est qu’il est plus important de s’ouvrir au prochain mouvement d’idées
que l’on préfigure peut-être sans le savoir pour éviter de rester dans une
forme de connaissance sans capacité à s’adapter. En se tournant vers cet avenir,
notre savoir n’a plus la « désuétude programmée » que la modernité
aux changements rapides lui impose, puisqu’elle se « sait » seulement
une étape dans un processus plus complet et plus complexe. Évidemment, il est
bien plus facile de s’arrêter, peut-être par contre au prix de brisures plus graves.
[1]
Jankélévitch, Vladimir, Georg Simmel,
philosophe de la vie, préface à la « Tragédie de la culture »,
Rivage Poche, Petite Bibliothèque, 1988, p.30