lundi 5 octobre 2020

Sur la liberté de choisir ses débats

J'ai décidé, il y a de cela quelque temps que je vais choisir mes débats.
Cela peut paraître étrange. 

N'est-ce pas une décision qui implique une sorte de fermeture d'esprit? Est-ce que cela signifie qu'il y aura des choses dont je ne considérerai pas ou plus ?

On pourrait effectivement me reprocher de m'isoler mentalement de certaines questions. Ce n'est pas là mon intention. Au contraire, ce serait pour mieux réfléchir que je vais essayer de choisir mes débats.
Comment comprendre ceci ?

Il y a, dans l'actualité et dans le monde contemporain, une certaine attitude commune qui considère les débats comme étant pour ainsi dire "déjà constitués". On pourrait presqu'en faire la liste, en tirant les sujets récurrents des grands titres de journaux ou en y réagissant plus ou moins directement. N'est-ce pas pourtant un simple préjugé sur la nature des débats ?

Je crois plutôt qu'un vrai débat "se forme" et "se compose" pour ainsi dire par notre propre participation. Les débats préformés nous fournissent des questions prémachées par d'autres, par l'opinion ou par des traits plus ou moins forts de notre culture. Or, je n'aime pas qu'on "prémâche" ces questions pour moi. Je suis bien capable de poser les concepts fondamentaux des débats par moi-même et de les relier à toutes sortes de choses qui ne sont pas considérés dans le "prémâchage" actuel. 

Aussi, il y a bien des débats que je n'aurai jamais. 

Notamment, je ne me rapporterai jamais aux débats sous l'angle du moraliste étroit. Investi par la puissance de sentiment que donne certaines indignations morales communes, la façon dont le moraliste étroit se rapporte à la morale est surtout de l'ordre d'une sorte de condamnation. Elle peut certainement être légitime dans beaucoup de cas. Cependant, le ton du moraliste suggère quelque chose d'autre, de plus ou moins borné qui va dans le sens inverse d'une ouverture aux considérations fines et aux réinterprétations originales de la question. Pour le dire autrement, le plus moraliste entretient son indignation plus ou moins convenue, plus il devient plus fermé à la remise en question des perspectives habituelles. C'est là, avouons-le, une position généralement contraire à la philosophie.

Mon rapport à la morale est tout autre. 

Dans les débats que je choisis, j'aime au contraire me rapporter à la morale originalement, c'est-à-dire, en faisant des liens que d'autres ne considèrent pas usuellement et en explorant des perspectives nouvelles et inattendues. Il y a bien des façons d'être moral qui ne sont pas conventionnelles. J'aurai tendance à dire que ces façons originales sont bien souvent supérieures aux autres. Or, c'est précisément cette perspective qui fait en sorte que je veux choisir mes débats où les termes du débat permetteront l'expression d'oppositions décalées des débats plus classiques ou conventionnels. 

Essayons quelque chose qui servira d'exemple. 


Voici, en sorte de préambule à notre réflexion la définition marchande ou capitaliste de la santé

Sens 1 : Absence de maladie ou présence de maladie contrôlé par médication et traitements (générant profits et capitaux) Sens 2 : Absence d’excuse pour ne pas travailler (diminuant le PIB et le travail) 

On ignore le reste tant que cela n’est pas un problème qui rentre dans les deux catégories précédentes : 

La fatigue, la déprime, le découragement, le stress, l’angoisse, l’ennui, la solitude, la dépendance (aux médicaments, à l’alcool, à la caféine, aux divertissements : facebook, jeux-vidéo, télévision, séries, etc.), la dépendance affective, la peur, le harassement publicitaire, etc. 

Certes, dans nos sociétés, on peut encourager ici et là la pratique d’activité physique, de même que l’adoption de « saines habitudes de vie », mais c’est souvent encore mal parler et penser à l’intérieur de la santé marchande. 

La notion « d’activité physique » est pensée comme un travail de s’entretenir le corps. Aussi, on normalise son caractère pénible, déprimant, lourd et plus ou moins abstrait que l’on pense souvent comme un devoir. Le sport n’est pas une « activité physique » comme telle, c’est un plaisir gratuit de participer à un genre de jeu qui a aussi la caractéristique de faire bouger. Il en est de même de la danse ou des autres arts plus ou moins « actifs ». Recommander de faire de « l’activité physique », c’est d’exiger d’être malheureux, travaillant et affairé en bougeant bien qu’on puisse se satisfaire de je-ne-sais quel « résultat ». Bref, c’est pervertir la vraie santé qui est aussi liberté et joie, dans le processus comme dans la fin. 

« Les saines habitudes de vie » est tout autant une expression que l’on peut analyser dans son sens plus ou moins pénible, voulu par le devoir important dans nos sociétés de rester un fidèle travailleur. On pense immédiatement à la nourriture, au sommeil et à avoir un certain équilibre d’activité. Le reste semble plus lointain. Analysons le rapport à la nourriture. Quand on demande de bien manger, on pense d’abord à la valeur nutritive, aux vitamines et aux minéraux que l’on consomme. Or, c’est ignorer les exigences de l’art culinaire, qui a son décor propre, son plaisir, son rythme particulier, son ambiance aussi et qui implique souvent le partage ou l’amitié. Celui qui mange « bien » mais sans plaisir n’est pas «vraiment » en train de prendre soin de lui-même, en dehors d’être en mesure de travailler. L’art culinaire n’est pas une « saine habitude de vie » au sens isolé du terme : c’est un plaisir qui demande du temps et un contexte. Il ne faut pas ainsi abstraire certaines habitudes de leur contexte qui est complètement déterminant. La santé au sens capitaliste ne cherche que le travailleur fonctionnel qui est déjà pris dans un contexte de production. Aussi, elle se satisfait particulièrement des habitudes saines « à la va vite », sans grande profondeur, sans loisirs « sérieux » et sans art. Aussi, elle préfère les « checklists » déprimantes aux manières plaisantes de faire dans leur forme comme dans leur contenu. 

De même, la qualité du sommeil est un aspect important des « saines habitudes de vie ». On y insterait normalement surtout sur la régularité, sur le fait d'éviter de s'exposer à de la lumière tard et ainsi de suite. Pourtant, on pourrait aussi voir dans le sommeil l'idée d'avoir une vie riche en rêves. Or, nous le savons, ces périodes où notre subconscient nous fournit des rêves profonds et significatifs sont souvent des périodes riches en aventures, en expériences et en explorations sentimentales. Est-ce là ce que "de saines habitudes de vie" veut ordinairement dire ? Pas du tout. On tient plutôt à l'ordre du travailleur et de la routine qu'à l'ordre de l'exception aventureuse qui s'accompagne aussi d'un foisonnement d'idées. Contrairement aux considérations mécaniques du sommeil, ne serait-ce pas mieux et plus significatif d'apprendre à "mieux rêver" ? Ne serait-ce pas une "saine habitude de vie" si tel se peut ? "Habitude" est peut-être un mot qui connote trop l'idée d'une routine stable. Pourtant, en un autre sens, les habitudes peuvent très bien se retourner contre elles-mêmes. Ainsi, on peut avoir l'habitude de se défaire de ses habitudes - ou du moins de ne pas s'y laisser enfermer. L'art du sommeil "créatif" implique aussi quelque chose de psychologique qui rebondit sur bien d'autres considérations. 

L’expression « saines habitudes de vie » comporte aussi le focus typique du capitalisme étroit : l’idée que l’individu n’est jamais qu’un individu. Je veux bien adopter des « saines habitudes de vie », mais il se trouve que l’urbanisme de ma ville, son trafic, sa pauvreté architecturale, sa laideur fonctionnelle et publicitaire de même que l’organisation économique, politique et bureaucratique qui structure ma vie veulent plutôt le contraire. Je veux bien me battre, mais si je me bats, c’est que certains ne tiennent pas tant à ma santé. Je dirais même qu'ils semblent prendre goût à ma perturbation, tant qu’elle leur rapporte. Je voudrai bien vivre le moment présent, par exemple. Il se trouve que plusieurs ne veulent pas vraiment, je le sens par leurs cris et leurs appels incessants. Ces gens là d'abord et par extension la société seraient bien hypocrite si je devais comme individu, me sentir coupable de leur part dans ma non-santé. D'autres y avaient vu l'occasion de parler en image d'une conspiration dépressioniste. On "conspire" à vous déprimer. Le "burn-out" est pénétré de social.

On pourrait dire qu'on se préoccupe de santé mentale maintenant. Mais on s'en préoccupe selon la définition capitaliste ou marchande de la santé. Aussi, il est rare qu'on pensera que ce genre de santé a des liens directs avec la culture, la pratique des arts, de la philosophie, de la méditation, de l’introspection, les plaisirs de l’amitié et de l’amour (entendus au sens fort et non simplement au sens de compagnon plus ou moins superficiel de divertissements). Qui verrait d'un bon oeil que la santé publique investissent dans toute une architecture sociale, culturelle, artistique et philosophique?

Encore une fois, notre système marchand ruine ceci autant qu'il le peut. Il bâtardise la culture et les arts et les transforment en spectacles et divertissements plus ou moins superficiels avec toute la publicité qui s'y joint. Autant que possible, il transforme les philosophes en spécialistes, en sophistes, en charlatans ou en érudits scolaires, secs et ennuyants de manière à pouvoir les tolérer. Il associe toute pratique de soi, toute vocation intérieure à la superstition la plus crasse (qu’il utilise dans les médias d’ailleurs comme moyen de division entre prolétaires) et il fait perdre le goût aux autres de ralentir la cadence en les inondant constamment de travail et de compensation du travail dans le divertissement. Finalement, il rend l’amitié et l’amour improbable ou difficile dans un monde où il serait normal de ne penser qu’à ses intérêts étroits et superficiels, à son divertissement et à son image en se « vendant » perpétuellement, chacun étant pris dans des compétitions malsaines de vanité, encouragées par la compétition ambiante. 

Qu’est-ce que la santé alors, définit autrement ? 

C’est la vigueur, l’énergie, la fierté qui viennent du fait qu’on vit en accord avec soi-même, dans ses idéaux propres les plus élevés. La santé a un rapport avec la liberté que l’on pourrait définir dans l’idée d’une autonomie consciencieuse où il ne s’agit pas seulement de ne pas être contraint de l’extérieur, mais où il s’agit surtout de désirer vraiment de vivre comme on le fait. Dans de nombreux cas, il est possible d’être libre en ce sens même sous le cadre de lois plus ou moins strictes, quoiqu’il arrive assez régulièrement des conflits importants.

Cette définition implique cependant l’idée qu’il serait possible d’être « biologiquement » malade et pourtant, à quelque part, « en santé » et même beaucoup plus en santé que d’autres qui sont pourtant «de grands malades de l’intérieur ». En un sens, la lutte qui est impliqué dans mon corps quand je suis malade est pratiquement la même quand je suis confus ou divisé avec ce que je veux. Je me détache de moi-même et j’en fais l’objet d’une aversion, d’une séparation de mon désir. Lorsque je désire la forme physique, ce désir expulse virtuellement la maladie de moi-même. Et lorsque je suis biologiquement en santé, mais que je désire expulser quelques traits de caractère qui sont pourtant encore en moi, je vis ce même rapport de parasite, vivant avec un étranger, subissant l’invasion. Et si mes désirs forment des tensions et des impasses, à moins d’un exercice de transformation, ils ne pourront que résulter en un genre de désir brimé, où je sens ne pas « être moi-même ». C’est là être en contradiction avec soi-même ou confus sur ce qu’on veut. L'aliénation est une autre forme de maladie. Et qu'il y ait même des pandémies d'aliénation semble déranger pas grand monde. On a une vision si pauvre de la santé.

Le sage serein mais pourtant « malade » a moins de contradiction en lui. Aussi est-il souvent plus en santé que les autres, même s’il va mourir d’un moment à l’autre.

Voyez ? 

Il y a bien des "débats" dans mon texte, mais ce sont d'autres débats que les vôtres.