Une façon commune de traiter les
citoyens d’aujourd’hui est d’appuyer sur l’autorité et la discipline. Il y a
toutes sortes d’obligation qui façonnent notre quotidien de telle sorte que certains
comportements sont interdits, généralement parce qu’ils sont considérés comme
dangereux. On a imposé, il y a de cela un certain temps, l’obligation de porter
la ceinture dans une voiture en argumentant qu’un tel dispositif allait
augmenter de beaucoup la survie des passagers lors d’accident. La position a
cependant deux aspects : celui du bienfait du port de la ceinture et celui
de son imposition par la loi. Rien n’empêche d’être convaincu ou d’adopter un
comportement en raison de son bienfait intrinsèque. Faire intervenir l’autorité
de la loi change néanmoins la nature de la décision à prendre puisqu’elle fait
intervenir un rapport de force. C’est l’autorité sociale qui sanctifie par son
poids un comportement sous la menace d’amende et de contravention.
Nombreux sont ceux qui acceptent
d’emblée que l’État puisse agir sur les citoyens de cette façon comme dans l’exemple
de la ceinture. Déjà, on peut prendre des exemples où l’intervention de l’État
est évidemment nécessaire pour assurer la cohésion sociale. L’interdiction du meurtre,
du vol et ainsi de suite protège les individus et leur permet de mener leur vie
sans être inquiété sans cesse pour leur sécurité immédiate. Ce genre d’exemple
atteste la nécessité d’une sorte d’autorité centrale, organisant un climat
social propice pour les individus. D’un autre côté, dans une perspective commune
et moderne la liberté individuelle et sa protection contre les groupes autoritaires (compagnies,
partis, mafias, familles, religions, sectes, etc.) est une valeur importante.
Contrairement à un État traditionnel ou totalitaire où un mode de vie est
imposé par la force, la loi ne devrait qu’être usée que lorsqu’elle nécessaire pour
le maintien de la société. Qu’en est-il du port de la ceinture ?
On peut aisément imaginer une
société moderne qui aurait fait le choix de ne pas l’imposer par la loi en
argumentant qu’il en revenait de chacun et de son jugement propre s’il préfère
mettre la ceinture ou non. Une telle position paraît sans doute risible à
plusieurs comme si le goût de la liberté était exacerbé au point de refuser l’obligation
en la matière. Déjà, sauver des vies, n’est-ce pas un objectif louable ? Les
citoyens qui militent contre l’obligation du port de la ceinture ont été
considérés comme étant mal informés des risques liés à leur comportement
potentiel. On confond aisément encore les deux positions, celle du refus du
port de la ceinture et celle de l’obligation. Avec le sentiment que la position
de celui qui tient à ne pas mettre sa ceinture soit intenable, certains en
concluent donc que l’obligation est acceptable dans ces conditions.
En fait une partie du débat est
rapidement évacué. À quel point l’État doit intervenir dans les comportements
des citoyens ? Pour mettre l’accent sur la différence entre un État moderne et
un État totalitaire, on pourrait dire que l’État totalitaire traite ses
citoyens comme des enfants, incapables de décider par eux-mêmes. Il sait ou
prétend savoir ce qui est bon et ce qui est mal pour eux, aussi, comme pour les
enfants, il n’écoutera pas les caprices des citoyens et imposera un point de
vue supérieur. Un enfant n’est généralement pas capable de comprendre que
manger trop de sucre peut s’accompagner des conséquences néfastes pour lui,
aussi, un adulte peut organiser généralement son alimentation en fonction de
ses capacités à se raisonner lui-même et lui interdire certaines choses. Cela
fait nécessairement partie de son éducation jusqu’à ce qu’il devienne un adulte,
capable de faire la part des choses entre ses plaisirs immédiats et les
conséquences qui peuvent accompagner ses décisions. À propos de ses citoyens, en
principe, l’État ne peut faire intervenir la comparaison avec le traitement de
l’enfant à moins que ceux-ci soient mal éduqués ou qu’il les considère en
quelque sorte comme tel. D’ailleurs, un État totalitaire agit généralement sur
les deux plans de l’éducation et de la loi en infantilisant ses citoyens de
manière qu’ils ne soient jamais en mesure de prendre leur propre décision
autrement que sous son égide. Et que la loi soit si peu écrite pour les
citoyens ordinaires qui ne le verrait ? Nous sommes maintenus dans le statut
des enfants face à elle. Mais voilà un autre sujet. Si l’on revient à notre
cas, est-ce que le port de la ceinture peut être l’objet d’une décision
autonome de la part d’adulte éduqué ?
Dans le cas de ce propos
principal, une autre chose intervient et réhabilite quelque peu la comparaison
avec l’enfant. Il s’agit tout simplement de l’autorité de la science. Comme
nous l’avons vu, c’est à travers l’expertise médicale et technique que le port
de la ceinture semble aller de soi et que son imposition paraît bénéfique. On
suppose que tous veulent survivre et que le refus d’un petit geste comme le
port de la ceinture a pour ainsi dire aucun argument expert pour le défendre d’où
la comparaison avec un caprice d’enfant. Mais en fait, encore une fois, la
situation est plus complexe. L’exemple de l’alimentation revient. Si l’autorité
parentale est acceptée pour l’enfant en termes d’alimentation, l’État laisse
libre les adultes de manger mal s’ils le souhaitent car on considère que les
adultes savent eux-mêmes prendre leur décision en la matière et assumer les
conséquences sur leur état de santé. Le médecin ou le nutritionniste, même s’il
peut faire des recommandations en termes d’alimentation n’a ici aucun pouvoir
coercitif sur les adultes. Sans doute que le plaisir de manger est trop évident
et trop commun pour imaginer que nos États puissent adopter le même
raisonnement qu’avec le cas de la ceinture. Il faut donc relativiser la médecine
et lui opposer le plaisir ou la gastronomie, ce qui en fait plus facilement un
choix personnel sans compter les contraintes pratiques liés à tel ou tel type
de régime. Laissons donc l’alimentation de côté, qui semble bien défendue comme
relevant de la liberté individuelle.
Y a-t-il d’autres comportements
socialement acceptés qui ressemblent au cas de la ceinture de sécurité ? On
pourrait penser au cas de l’escalade extrême. Une première avenue, similaire à
l’obligation de la ceinture de sécurité empêcherait que des adultes puissent
pratiquer leur sport sans un certain équipement ou dans certaines conditions. L’autre
avenue serait au contraire de laisser la pratique libre dans la mesure où ce
sont les participants qui assument pleinement les risques de leurs actions.
Comme le plaisir de l’escalade extrême vient sans doute précisément du fait d’inclure
un certain danger et même un danger de mort, on pourrait considérer que l’obligation
d’une escalade sécuritaire serait infantilisant et autoritaire. Un adulte est
responsable du degré de danger qu’il est en mesure d’accepter dans ce genre de
pratique. Encore une fois, la notion de plaisir ramène un certain conflit de
valeur que chacun peut estimer à sa manière selon le style de vie qu’il
souhaite mener. N’est-ce pas la même chose pour la ceinture de sécurité en
voiture ?
On pourrait argumenter en réponse
que la société a décidé d’offrir gratuitement à tous des soins de santé, que l’on
adopte un comportement sécuritaire ou non. En ce sens, une part du contrat
social implique peut-être une considération des biens sociaux offerts aux
individus. En repartie de cette offre de soin, on peut s’attendre peut-être à
ce que les individus fassent preuve de solidarité et évitent d’augmenter les coûts
de soins de santé par des comportements plus risqués. En admettant qu’un
individu veuille ne pas mettre sa ceinture de sécurité, il pourrait générer s’il
y avait un accident un coût supplémentaire pour la société, ce qui justifie l’interdiction
de ce comportement. Évidemment un tel raisonnement pourrait s’étirer dans d’autres
cas de figures inverses ou plus complexes. Rendrait-on responsable les
individus de leur santé mentale par exemple ? Faudrait-il, alors, interdire
certains comportements qui risquent d’augmenter les consultations en
psychologie ? L’argument est le même, mais la santé mentale inclut tellement de
chose de manière diffuse que l’application concrète est évidemment impossible,
à la différence du port de la ceinture, plus précis comme type de comportement.
L’appel à la solidarité est
peut-être justifié dans une certaine mesure, néanmoins il serait facile de voir
que certains sont solidaires pour certaines choses et non pour d’autres ce qui
renvoie ultimement à la priorité que chacun veut accorder pour telle ou telle
solidarité particulière. Comme le monde moderne n’impose pas de vérité morale, le
raisonnement par la solidarité est limité puisqu’il implique des solidarités
différentes selon les individus. Si l’on sort du monde des valeurs et qu’on se
concentre sur le raisonnement de type « compromis individu-société »,
on se peut poser la question d’une autre façon. L’offre de soin gratuit n’a pas
nécessairement été voulu par l’individu. Aussi, dans l’hypothèse de l’accident,
un compromis possible pourrait être de pénaliser les individus qui ont fait le
choix de ne pas mettre la ceinture en leur faisant payer une partie des soins
par exemple. De cette façon, le jugement de l’individu adulte serait sollicité puisqu’on
lui remettrait en quelque sorte la « facture sociale » seulement dans
la mesure où il aurait un accident. S’il n’y en a pas, il n’y a pas de
conséquence négative à la société si ce n’est qu’il y a une plus grande variété
possible de style de conduite. Voilà une manière de raisonner « en adulte » :
juge et assume les conséquences s’il y en a. Ce serait le même type de jugement
qui soutient la liberté du grimpeur extrême.
L’absence de ce genre de
raisonnement dans les débats publics vient entre autres du rapport commun que l’on
entretient face à la mort. Très rarement nous avons des individus qui ont le
raisonnement du grimpeur extrême. Néanmoins, il faut bien admettre qu’ils existent
et qu’ils ne tiennent pas à leur sécurité ou à leur vie dans n’importe quelle
condition. En fait, de manière sous-jacente, c’est l’idée de la mort et du
suicide qui s’y trouve. Une société qui interdit le suicide considère que toute
personne qui ne souhaite plus vivre dans certaines conditions a besoin d’aide
et doit nécessairement être protégée d’elle-même, même contre son gré donc.
Entre le grimpeur extrême et le suicidaire, il y a suffisamment d’affinité
implicite pour qu’on les condamne tout deux. Certes, l’opinion publique
commence à admettre que certaines conditions médicales pourraient autoriser
certains suicides sous forme d’euthanasie. Simplement, le raisonnement reste
très préliminaire et est à quelque part « infantilisant ». Nous ne
pouvons concevoir qu’un adulte qui n’est pas dans des souffrances physiques
évidentes puisse vouloir se suicider. L’interdiction du suicide qui vient des
régimes totalitaires chrétiens, peut en quelque sorte remonter jusqu’à la
gestion des risques, même des risques personnels. « L’imprudent » a
toujours tort ou paraît avoir toujours tort comme celui qui ne met pas sa
ceinture dans une voiture. Mais il faut avouer qu’il s’agit là d’un jugement de
valeur sur le degré de risque que l’on est capable d’assumer, non pas comme un
caprice d’enfant, mais bien comme un adulte qui juge.
Il y aurait évidemment des liens
à faire avec notre gestion des obligations sociales présentes dans les débats
publics.