mercredi 11 novembre 2020

Réflexion sur George Yancy

J’ai relu une deuxième fois la lettre de l’universitaire George Yancy, qui invite à une introspection puissante sur la question du racisme et du sexisme.

https://opinionator.blogs.nytimes.com/2015/12/24/dear-white-america/

Même si je ne suis pas le destinaire premier, je peux m’inclure d’une certaine manière à l’exercice.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement raciste ou sexiste – je viens d’une société raciste et sexiste.

Si l’exercice de « tough love », exercice socratique de dépassement des fausses vérités qu’on se raconte pour se leurrer me semble effectivement très intéressant, proche des autres exercices philosophiques, je sens poindre un désaccord qui tient à l’extension de cette prise de conscience. Pourquoi s’arrêter ? J’aime mon « tough love » comme complet et systématique.

Car au fond, le propos de l’exercice de l’introspection proposé par Yancy est de nous mettre face à nos propres démons, nos idées enfouies en nous, nos mensonges qu’on se fait sur notre compte. Je trouve pourtant étrange de s’arrêter sur un ou deux bobos spécifiques, celui-là plutôt que tous les autres.

Est-ce à dire qu’il est plus important ? Qu’il soit plus médiatique ou spectaculaire, je le conçois aisément. Il y a des morts, de la violence explicite (avec tout l’arrière-fond implicite raconté par les victimes). Les caméras se braquent aisément sur ce thème. BLM et de fortes manifestations secouent les États-Unis. De même, est-ce que le sexiste est une tare enfouie en nous plus importante que les autres ? Il y a encore une forte présence médiatique de ceci : #metoo et l’ensemble de ses relents et conséquences. Personne n’aime être associé aux agresseurs, aux violeurs et aux harceleurs.

Que ces deux défauts (racistes et sexistes) soient les plus important à critiquer en moi me semble plus difficile à prouver. Dans le cas du racisme, on suppose que cette importance va de soi du point de vue de Yancy en tant que militant antiraciste. Pourtant, d’un point de vue détaché, cette importance se conçoit mieux lorsqu’on a une idée des autres thèmes et points de vue possibles. Bref, Yancy est peut-être, sans le savoir relativement ­scientiste dans le choix de son thème : il nous parle que du sien et il fait comme si c’était normal que chacun ne parle que de sa spécialité – y compris de sa spécialité « morale » laquelle serait aussi contingente que le fait d’être noir ou non, femme ou non, née en Amérique ou en Afrique, en Chine et ainsi de suite. Mais quelle morale digne de ce nom s’exprimerait ainsi, comme une spécialité, spécialité contingente lié à son capital potentiel de souffrance ?

Il y aura sans doute un problème de cohérence de tous ces discours moraux de spécialiste – il faudrait écouter les femmes pour le sexiste, les noirs, les autochtones, etc. pour le racisme, les populations du tiers-monde pour le colonialisme et ainsi de suite. Je veux bien me critiquer et me critiquer solide – en tough love, mais j’aime que ma critique de moi-même soit cohérente, harmonieuse, holistique, conséquente, logique – bref totale. Si je multiplie les lettres qui me seront adressés, elles toucheront leur cible pour peu que je ne me défile pas. J’aurai mal à tel ou tel aspect de mon égo. Mais ces cibles seront toujours partielles. Elles ne se parleront pas en moi. L’idée d’une spécialité morale me semble problématique si elle abandonne la perspective de créer un maximum de liens. Entre mon moi sexiste et mon moi raciste et mes autres moi mauvais que ma société m’a donné, il y a sans doute des influences, des liens, des continuités, des désaccords peut-être même. À moins que l’on accepte qu’il y ait de l’expertise possible en morale ? Ultimement, je crois qu’il y a surtout une possibilité d’un jugement, et, dès lors, d’un débat, d’une discussion. Laissons donc la morale ouverte au profane qui peut justement embrasser le tout de la morale dans son action.

Je change de sujet ? Oui. En fait, non : je pousse le sujet, je tente de le rendre cohérent, aussi grand que ce qu’on critique vraiment, soit, un système qui ne connaît pas les barrières des spécialités et des disciplines. La somme des expertises morales du monde est insuffisante pour faire un système moral qui se tient dans ses rouages les plus fins.

Yancy adresse ce problème d’ailleurs en critiquant le point de vue général que l’on peut associer à la philosophie, regarder les choses sub specie aternitatis – comme du point de vue de l’éternité. Il y voit encore un privilège blanc. Lorsqu’on demande aux noirs de se rendre à ce point de vue, on leur fait violence d’une certaine façon car ils n’ont pas autant le luxe que les blancs de s’abstraire de leur réalité concrète. Si sociologiquement, ce point de vue est valide, ce serait pourtant encore faire d’un point de vue partiel la matrice la plus importante qui expliquerait nos illusions. Et chacun ainsi se battra pour imposer « sa » matrice comme la plus importante. Les femmes pour le sexiste, les noirs pour le racisme, les habitants du tier-monde pour le colonialisme et ainsi de suite.

Je veux bien avoir mal et j’entends la peine et la souffrance. Mais je refuse de m’y laisser enchaîner. Je ne veux pas être de simples oreilles écoutant passivement la liste des experts moraux. Je cherche non pas en moi la pitié, mais la compassion, celle qui rétablie entre moi les victime une égalité de principe. D’accord, vous souffrez. Mais ceux que j’aime, c’est ceux qui défient leur souffrance. Ceux-là m’intéressent, car ils ont une figure héroïque. J’aime et j’admire la force d’un Martin Luther King ou d’autres qui ont cet esprit. Les autres, qui sont soumis ou passif face à leur mal, je n’y suis pour rien et je n’en ai rien à dire. Certains naissent difformes, c’est ainsi, on peut en être triste, on peut les plaindre. D’autres naissent au mauvais endroit, dans des milieux pauvres, violents, etc. Et d’autres encore s’assurent que ces milieux restent pauvres, exploitable, violents et parfois même explicitement, par des actions bien concrètes. Ceux-là sont immoraux et je les blâme.

Pourquoi me donner à moi, individu contingent et minuscule, cette responsabilité quasi-métaphysique du mal particulier qu’est le fait que tel individu souffre de racisme et pas moi? J’ai autre chose à faire qu’accuser stérilement l’Univers de tous les maux, en partageant avec lui le poids de l’Absurde. De même, je ne suis pas un Sauveur qui prendra la souffrance sur lui et qui prétendra sauver le monde ainsi. Mes désillusions se feront dans la lutte complète de tous les points de vue partiel et non dans quelque figure christique aussi lointaine que le paradis.

Dans le Christ, l’individu a effectivement la responsabilité du monde. On parle de Dieu aussi.

Comme individu athée, je veux bien avoir la responsabilité de mes actes, même si certains de mes actes font partie d’un système injuste et sont donc ainsi potentiellement complices. Mais je suis petit, une goutte d’eau dans l’océan et mes actions ou réflexions n’ont pas de pouvoir magique. Quand bien même j’aurais fait la meilleure critique du monde, la meilleure introspection du monde, si l’action citoyenne n’est pas collective, rien ne changera collectivement. Me rendre malade en réfléchissant à mon impuissance globale n’aidera pas la cause. Je préfère donc raisonner à la hauteur de mes vraies responsabilités et pouvoirs et abandonner le reste à l’univers.

Je suis un individu donc. Je « pêche » comme individu quand j’agis contre ma conscience, tout comme je n’ai de responsabilité que comme un individu. Et qu’est-ce qu’un individu peut faire de plus ? Des liens. Il peut se rendre compte comment sa société parle en lui et que ce discours forme un tout, avec des habitudes, des sentiments et des idées typiques. L’individu citoyen consciencieux est responsable de penser globalement et non pas partiellement, même si ce « partiellement » est pour lui existentiellement important.

Aussi, que nul n’entre ici que celui qui ne sait s’extraire douloureusement de ses points de vue partial et partiel.

Yancy, je vais relire et relire ton texte. J’aime l’introspection anyway. Mais est-ce que tu te rends compte qu’il exprime aussi un genre de scientisme ? N’ait pas peur du mot. C’est ton introspection de ton introspection qu’il le révèlerait. Moi aussi, je suis aussi scientiste malgré mes bonnes intentions pour ne pas l’être. Je viens d’une société scientiste, aussi je suis parfois complaisant lorsqu’on se spécialise, lorsqu’on s’expertise et qu’on trouve normal de le faire. Je tais ma voix lorsqu’il serait temps de défendre les points de vue holistiques, car comme ma société scientiste, j’aime être le spécialiste ou l’expert et je n’aime pas me contenter d’un point de vue général ou profane. Ça parait pauvre, mendiant, brouillon, amateur, vulnérable. Pire, ça fait que je doive spéculer – l’horreur suprême – et en plus c’est long et ardu. Aussi, je suis scientiste comme ma société est scientiste. La synthèse sera toujours mon défaut. Je me le cache parfois, je me console en me disant qu’on collabore dans nos spécialités de plus en plus spécialistes et que chacun fait sa part. Mais je me leurre, évidemment. On n’aura jamais le temps pour ces liens et on se perdra dans les points de vue partial et partiels.

Si on tient au mot « systémique » dans racisme systémique, il va falloir se rendre systémique dans notre pensée, dans nos sentiments, dans nos actions. Il va falloir se méfier de notre caractère partial et partiel. Il va falloir s’avouer comme scientiste, expert, spécialiste. Il en coûte beaucoup d’abandonner cette expertise et ce point de vue, ce serait comme de se détacher de nos plus belles forces – comme une citation qui nous démange qu’on aurait un goût énorme de partager.

Non, je ne ferai pas cet acte de scolarisation de mon discours. Du moins, je m’en méfierais. Ce n’est pas mon propos, qui tente de faire œuvre foncièrement générale.

À moins que l’on veuille régler justement un problème partiel et isolé ? Je veux bien aussi. Une certaine idée du militantisme l’appelle. Mais dans ce cas-ci, arrêtons de parler du racisme ou du sexisme « systémique » comme notre ennemi, mais plutôt, tel ou tel problème particulier à régler justement dans son aspect particulier. Nous savons que la politique est techniquement responsable de nos problèmes, c’est donc le lieu à investir, partiellement si c’est possible, globalement si ce ne l’est pas.

Ainsi, généralisons le processus. Que ce soit tout mon moi qui parle et non pas telle ou telle étiquette à attaquer qui soit présentement à la mode.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement raciste ou sexiste – je viens d’une société raciste et sexiste.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement scientiste – je viens d’une société scientiste.

Puis-je me reconnaître comme relativement philistin / brut ?

– Je viens d’une société philistine / brute.

Aimez-vous vraiment l’Art ? Pas « l’art », je veux dire l’Art ? Son sérieux? Sa vocation?

Ne vous cachez pas de ceci : vous êtes un philistin qui, au mieux, écoutez des séries sur Netflix. Moi aussi je suis philistin. Je suis complaisant avec les philistins en chef qui nous dirigent. Je me tais quand il est temps de parler d’Art, de Beau, d’Idéal, de Perfection. Je n’en ai rien à dire. « Des goûts et des couleurs, on ne se discute pas ». On sait ce que veut dire cette phrase : c’est la permission sociale d’avoir mauvais goût ou tout simplement s’en foutre. On n’en demande pas tant. Moi non plus, je n’en demande pas tant. Des bâtisses droites et fonctionnelles, c’est notre architecture normale. Le même canevas pour une quincaillerie, un CPE ou une école. On n’en voit même pas la violence. Elle n’est pas là la violence, à ce qui paraît. Elle n’est pas dans l’urbanisme, dans la télévision, ni dans la musique de magasin ou d’épicerie. Elle n’est pas dans la musique choisie par la radio. Elle n’est pas dans notre littérature ou dans notre absence de littérature, de poésie. Bref, elle n’est pas dans notre rapport à l’Art, on essaie de s’en convaincre. Il ne faudrait pas être « bourgeois », « snob », « intello ». Il ne faudrait pas être exigeant donc.

Je veux que « l’art » me divertie, me cristallise et m’apaise, et ça me suffit à ma vie de travailleur/consommateur.

Comme « artiste », je veux que « l’art » s’exprime subjectivement, au sens pauvre de « je, me, moi », dans ma tête. Je ne veux pas creuser et de toute façon le public ne le veut pas non plus.

Comme parent, je n’apprends pas à mes enfants à aimer l’Art. Je ne les initie pas vraiment à cela. Je m’en détourne moi-même, je choisi la même chose pour mes enfants (dont je prétends pourtant faire l’éducation mieux que quiconque). Je suis pressé, je suis fatigué et ce qu’on m’offre de facile et de rapide n’est pas de l’Art, c’est du divertissement abrutissant. Je cultive la puérilité chez mes enfants, je ne leur fais pas découvrir autre chose que ce qui me convient. Ce qui les rend cute, ce qui me fait passer un bon moment de divertissement, ce qui les rend plus dépendant face à moi, ce que je juge arbitrairement et subjectivement bon pour eux, voilà ce qui me convient. Je n’aime pas qu’ils grandissent trop, je ne pourrais plus me valoriser face à eux.

Je ferai pression pour que mes enfants ne se tournent pas vers l’Art, une fois adolescent ou jeune adulte. Les choix de carrière qui me déplaisent sont toujours ceux qui sont artistiques ou culturels. Ou si j’abandonne le terrain, j’encourage alors à transposer le plus possible ces carrières en termes de spectacle et de clinquant. Ça me rassure, car ils auront plus de chance d’avoir de l’argent, ce qui est plus important que l’Art. Ou bien je leur sers l’illusion qu’il est possible d’avoir une vocation culturelle sérieuse, doublée d’un travail à temps plein, illusion d’ailleurs qui me plait bien car elle me protège devant mes enfants sur mes propres choix dans ma vie, peu compatibles avec l’Art.

Tout le monde fait la même chose, on n’ose simplement jamais se le dire.

Disons-le alors : il est bien d’être brut et philistin. Je suis philistin et brut, je viens d’une société philistine et brute.

Puis-je me reconnaître comme relativement vaniteux ?

– Je viens d’une société vaniteuse.

Qui n’est pas vaniteux ici ? Qui n’aime pas dorer son image ?

Malgré toutes mes bonnes intentions, je crois que je suis vaniteux. Dites-le, vous aussi. J’aime représenter mes actions sous leur bon côté, leur bon aspect. Ma vie sur facebook est issue de cette volonté. Je compte beaucoup sur le regard des autres pour me forger une confiance. Quand je n’ai pas ce regard, je ne vais pas bien. Je m’accommode assez bien de mes défauts, mais ce qui me dérange, c’est quand les autres le sachent. Aussi, je triche. Je fais comme si. J’omet certains détails, j’en rajoute parfois.

Je joue la game des images dans ma profession. Si je peux obtenir des récompenses officielles en trichant, je le ferai.

Je passerai outre les problèmes qui viennent de ce goût pour les images.

Je n’ai aucun problème à duper les gens par mes images.

C’est normal dans une société de se vendre. Tout le monde se vend, s’affiche et parade. Les autres n’ont qu’à faire de même, c’est fair game comme ça.

Je fais violence aux gens, j’impose, j’attire l’attention.

Je connais les trucs pour. Je parle de ce que j’achète et je possède. Je me valorise par l’extérieur. J’y trouve mon identité parce qu’on fond, je ne suis peut-être pas très original. Comme d’autres, je rentre dans le moule, même si je dis que non. L’important, c’est que j’en donne l’illusion. C’est compliqué être vraiment original. Je suis complice de ce déficit d’authenticité qu’on s’inflige collectivement.

Je fais partie du « bruit » ainsi, de tout ce qui est plus bavard que fondamental, de tout ce qui n’a rien dans le ventre.

Je n’ai pas d’honneur. Je ne connais pas ce mot, vieilli d’ailleurs.

Je suis vaniteux, je viens d’une société vaniteuse.

Puis-je me reconnaître comme relativement pollueur / destructeur de l’environnement ?

– Je viens d’une société pollueuse / destructrice de l’environnement.

Qui n’est pas pollueur ? Qui ne détruit pas l’environnement?

Vous protestez : vous faites des efforts à l’épicerie en achetant ce qui est moins dommageable. Vous prenez le bus ou le vélo. Vous marchez.

Mais soyez honnête. Vous n’avez pas toujours le goût. Vous ne faites pas toujours l’effort. Ou pour certaines choses, vous passez outre.

Moi aussi je le fais.

Vous avez des oublis qui sont très à propos.

Vous oubliez le lien entre la démographie et l’environnement. Ce n’est pas une partie du discours environnemental que vous aimez.

Cela veut dire moins d’enfant.

Qui peut oser remettre en question ce droit, privé, sacré, de faire des enfants ?

Ça rend inconfortable. C’est briser les contes de fée qu’on se raconte en leur racontant des contes de fée.

Il vaut mieux parler d’autres choses. Souvent aussi, je parle d’autres chose quand je parle d’environnement.

Votre discours politique ou économique aussi vous trahi.

Quand vous chialez sur les BS, que vous souhaitez les voir travailler, vous oubliez que plus de travail signifie dans notre monde actuel, plus de consommation et plus de pollution.

Mais vous refusez de faire ce lien. C’est normal que tout le monde travaille et consomme. Il ne faut pas arrêter, cela ne fait pas de sens de chercher à arrêter.

Quand vous profitez d’une « bonne économie », vous profitez aussi de la planète.

Si le PIB est un actif, la Terre est notre passif.

Le gaspille est notre mode de fonctionnement normal.

L’économie verte est toujours plus économique que verte.

Mais je m’illusionne.

Mais je m’en fous.

Soyons honnête.

Je suis pollueur et destructeur de l’environnement – Je viens d’une société pollueuse et destructrice de l’environnement.

Puis-je me reconnaître comme relativement colonialiste?

– Je viens d’une société colonialiste.

Même si les colonies sont finies, je me reconnais comme colonialiste. Le peu de politique internationale que je sais est complaisant face aux différents pouvoirs impérialistes.

Ou je l’ignore tout simplement.

Je sais vaguement que mon café vient d’endroit où il est fort probable qu’il y ait coercition et répression et que mon pays « démocratique » appuie ceci.

Je me lave les mains d’Israël et des alliés oppressifs de l’Occident.

J’ai aucune mémoire de l’impérialisme américain ou des autres impérialismes même les plus évidents et les plus documentés. Je jouerai le faux sceptique à chaque fois qu’on ose prononcer le mot « complot ».

Parfois j’essaye peut-être d’acheter équitable.

Mais la totalité me rattrape.

J’achète d’Asie mes vêtements. Je n’ose pas déduire ce qui s’en suit logiquement.

Quand j’achète une poche de riz, je ne frissonne pas de ce que cela implique.

Ni les bananes.

Ni les produits ayant certains métaux précieux ou rares, nonobstant mes petites larmes quand j’ai écouté Blood Diamond.

Quant aux cultures, je les aime comme il se doit – en folklore ou en touriste superficiel.

Je pourrais bien être ouvertement xénophobe ou anti-immigrant mais je n’ai même pas besoin d’aller jusque-là. Il me suffit de me contenter de profiter de leur rôle actuel, qui est de nous fournir en cheap-labor supplémentaire et en citoyens de seconde zone. Je pourrais même réussir à me faire passer pour « ouvert d’esprit » de cette façon.

Je suis colonialiste – Je viens d’une société colonialiste.

Puis-je me reconnaître comme relativement légaliste?

– Je viens d’une société légaliste

Je n’ose jamais vraiment défendre le fait d’être souple, de laisser du lest ou de suivre autre chose que la bureaucratie à la lettre.

Je m’en lave les mains comme ça et personne ne peut rien me reprocher. Je ne tiens pas tant à ma liberté personnelle ou celle de mes collègues au travail car cela serait faire de moi une cible. Je ne veux pas que mes boss soient contre moi. Aussi je suis rigide. Je suis zélé, comme le premier de classe. Je m’habitue à la haute surveillance de mes patrons, de mon gouvernement et à être scrupuleusement dans les normes. J’encourage indirectement l’excès juridique. Peut-être que j’en profite aussi et que cela justifie mon travail. Je peux être boss des bécosses.

Je n’oserai jamais défier les normes de sécurité ou de prendre des risques même si les règles n’ont pas de sens.

Comme citoyen, je pense toujours au pire, je réclame toujours plus de surveillance, de contrôle et de lois. Je ne suis pas capable de lâcher prise. Ou si je suis capable, je n’en parle jamais devant ceux qui capotent au moindre bobo / accident / mort, voire à la moindre possibilité de bobo / accident / mort.

J’encourage l’infantilisme, la procédurite, les pouvoirs de contrôle et d’oppression.

J’encourage le tabou de la mort, la vénération hypocrite de la santé (alors que je passe outre tous les effets négatifs de mon légalisme sur la santé mentale et physique), la culture du pire scénario.

Je suis légaliste – Je viens d’une société légaliste.

Etc.

Je pourrais multiplier les accusations, mais j’essayerai de ne pas être scientiste dans mon approche. Aussi je tenterai de faire des liens.

Peut-être que j’échouerai. Au moins l’élan sera là.

Mon colonialisme encourage mon racisme.

L’idée qu’il y ait des gagnants et des perdants sous l’angle de l’économie et de la politique internationale me conforte dans l’idée qu’un citoyen a plus ou moins de valeur, selon la place de son pays dans le monde.

De cette idée, j’en tire la conclusion qu’il est correct de dévaloriser la vie de certaines personnes ayant certains traits – ce qui nourrit mon racisme.

Derrière, il y a l’idée de compétition et de la chance.

J’y participe comme acteur – et j’y inclut ma famille et mes proches.

Je peux être naïf au point de croire que ceux qui « réussissent » le méritent et qu’il n’y a jamais au fond un rôle important à la chance – la même qui me fait citoyen de tel ou tel pays, homme ou femme, dans tel milieu plutôt que tel autre avec tel bagage plutôt qu’un autre.

Ou alors, si je considère qu’il s’agit d’une question de chance, alors j’en profite tout simplement comme un gagnant à la loterie. S’il y a injustice, alors, elle est existentielle : pourquoi moi plutôt qu’un autre ?

Devant le silence, je n’ai rien à dire.

Je m’absous du reste, de la part mienne des injustices, celle que je crée explicitement par mes actions.

Mon légalisme encourage mon sexisme, mon racisme et mon aspect pollueur et destructeur de la nature.

Mon pointillisme légal justifie l’impuissance des tribunaux et du système judiciaire tant pour le racisme que le sexisme.

Ce pointillisme donne du lest pour mystifier l’oppression raciale ou sexuelle, de manière à la rendre acceptable.

Il tend à donner confiance à ceux qui savent être strict et utiliser cette rigueur à leur avantage ce qui tend aussi à favoriser les riches – ayant les avocats et les « loopoles » juridiques de leur côté. Par extension, riche signifie blanc et homme.

Côté environnement, mon légalisme me donne l’occasion de mystifier ma responsabilité réelle : ce ne sont que mes droits, ce n’est que mon emploi, c’est le plus que ce que je peux faire, etc.

Mon scientisme encourage mon légalisme, mon aspect pollueur et destructeur de la nature de même qu’il m’encourage à être brut et philistin

Le fait d’abandonner les lois et le système judiciaire à des experts favorise en moi l’idée que la loi n’est pas pour le simple citoyen, le profane.

Une telle idée m’encourage à accepter sans trop se questionner le cadre pointilleux dans lequel je me trouve, de même qu’à utiliser cet excès de loi et de bureaucratie à mon avantage plutôt qu’à vouloir à le réformer.

Je suis ainsi complice du mensonge commun qui consiste à croire qu’il est possible « que nul n’est censé ignorer la loi » dans notre système. Faudrait-il vraiment la connaître la loi ? Mais elle n’est pas à nous cette loi. Elle change constamment, elle s’alourdie de jurisprudence, connue à peine par les experts eux-mêmes. Elle sera nécessairement l’outil de ceux-ci, servant ceux-ci et leurs employeurs. Parce que je suis scientiste, je ferme les yeux sur tout ceci.

De même, mon scientisme facilite le court-circuit du discours environnementaliste. Parce que chacun a sa spécialité, on légitime le discours de ceux qui ont des œillères environnementales évidentes. On encourage le cherry-picking des propos qui me justifient comme consommateur et pollueur ce qui rend acceptable les demi-mesures.

Le goût de l’expertise dévalorise la perspective artistique, ce qui me rend philistin et brut : elle la rend bêtement subjective, non-valide et sans profondeur. Je ne veux pas paraître comme stupide à croire encore à des choses comme la beauté ou la perfection. J’y associe parfois, sans m’en rendre compte, l’idée de superstition. Je veux paraître solide comme un expert, avec des chiffres et des données si possibles.

Ma vanité encourage tous mes défauts : racisme, sexisme, scientisme, philistin et brut, colonialiste, pollueur et destructeur de la nature.

De manière évidente, ma vanité cultive mon image. Tout ce qui attaque mon image est à tasser de côté, à minimiser ou à taire.

Je fais ainsi des efforts pour paraître moral et non pas l’être.

Je ne creuse pas non plus la réflexion sur ce qui serait vraiment moral ou non. Je risquerai de me rendre compte que je souhaiterai être moral d’une autre façon que celle de mes compatriotes. Aussi, on m’accusera de tous les maux et je serai une cible.

Je ne veux pas paraître égoïste même quand je le suis. Faussement, je m’affiche comme altruiste, simplifiant sans doute l’opposition entre les deux termes.

Je suis peut-être croyant parce que les autres le sont ou du moins je considère potentiellement cet aspect dans mon image quand bien même j’accepterais des dogmes incohérents et des superstitions creuses au passages, avec leur impact négatif évident, pour moi ou pour les autres.

Lorsque je voudrai le bien des autres, ce sera toujours à partir de ce que je voudrais pour moi-même. Je refuse d’imaginer d’autres perspectives et de relativiser la mienne. Indirectement, je me remettrai en question. Je suis terrorisé par cette idée.

Le regard de mon groupe me dupe sur ma vraie valeur morale.

Il vaut mieux que j’accepte comme telle la morale commune plutôt que d’en faire la critique.

Cela me crée des alliées qui me valoriseront à mon tour.