Le capitalisme a longtemps cohabité avec pour ainsi dire une absence de système de santé. Dans sa version sauvage du 19e siècle, chez les mineurs par exemple, l’espérance de vie y est très faible. C’est là, on pourrait dire son visage brut. L’exploitation et la répression y était visible et on ne tentait pas de convaincre les ouvriers que le capitalisme servait leur bonheur. Tout au plus, dans une autre catégorie de la population, on considérait que le travail des mineurs était une sorte de mal nécessaire pour le progrès de la science et de l’industrie, ce qui finira à son tour de bénéficier au simple travailleur, dont les conditions pourront éventuellement s’améliorer. Le capitalisme devient alors moins sauvage, d’autant qu’il a eu la pression d’un modèle concurrent, le communisme qui prétendait pouvoir le renverser.
Dans la deuxième version du
capitalisme, c’est au contraire une tâche importante du capitalisme que de
convaincre qu’il serait en mesure d’apporter le bonheur aux individus. L’image
d’une bonne vie, alternant le travail et la consommation devient alors l’image
d’une société heureuse grâce à l’effort collectif et en quelque sorte aux travailleurs
sacrifiés qui ont participés à la construction d’une société industrielle en
progrès. La société d’abondance apporte au travailleur le rêve qu’il pourra
être heureux, dans la mesure de ses efforts et de la collaboration possible de
chacun dans notre société.
Sans surprise, une telle vision s’accompagne,
à la différence du visage brut du capitalisme d’une certaine offre de soins de
santé offert aux travailleurs. Elle peut certainement varier d’une société à l’autre.
Cependant, en général, une société d’abondance prend soin de ses travailleurs à
la différence d’une société « en développement » où les nécessités s’imposent
comme allant de soi et où l’on s’arrange avec les moyens du bord.
Dans le cadre de l’image de cette
société d’abondance, on peut alors poser comme idéal de système de santé le
principe suivant : que tout mort par maladie évitable soit évité puisqu’elle
serait prise en charge par une armée de professionnel outillés des meilleures
technologies disponibles pour guérir chaque patient. On peut s’approcher plus
ou moins de cet idéal, mais il paraît souvent aller de soi. Nous avons
peut-être une sorte d’aveuglement à ce sujet. Qu’au Brésil, un travailleur doive
aller travailler sans désinfectant et sans mesures de protection au risque de
sa santé et sous la pression économique de manquer d’argent pour se nourrir, il
nous semble qu’il s’agit là d’une triste banalité de certains pays qui ne se reflètent
pas comme des sociétés d’abondance. Ce serait le visage dur du capitalisme. On
manque de moyen et on l’impose souvent politiquement par la force, les
multinationales ayant le dernier mot. Et la société, parfois quasi ouvertement,
accepte qu’il y ait des morts, faute de soins adéquats. Si elle ose faire ce « choix de société »,
elle invoquera l’impuissance pour se donner bonne conscience.
Cela paraît impensable d'arriver à notre société. Et pourtant. N’avons-nous pas les moyens ? Et où vont toutes les
promesses de bonheur que nous promet implicitement le capitalisme et la publicité
? Le travailleur se sentirait peut-être lésé dans l’image du bonheur qu’on nous
promet si finalement, nous n’avons pas les moyens de payer la facture sociale d’une
société entièrement soignée, peu importe les coûts ou les sacrifices que cela
implique. Il faut dire aussi qu’on la soigne selon le mode capitaliste et que la
santé de nos systèmes de santé s’inclue aisément dans une logique industrielle
qui aborde la santé selon ses propres modalités. La performance y est en un
sens, mais un sens seulement, avec une tentation gigantesque de rendre
dépendant d’une prescription plutôt que de guérir définitivement, notamment. Dans
le cas qui nous concerne avec la crise actuelle, les plus cyniques parleront d’un
abonnement implicite à Pfizer ou Moderna. Quel PDG le moindrement comptable se
passerait d’une telle offre ?
D’un autre côté, pour d’autres
secteurs du système de santé peut-être, l’ère de l’austérité n’est pas bien
loin derrière nous. Qu’est-il arrivé entre temps ? N’est-ce pas justement le
visage dur du capitalisme qui se pointait, celui qui laisse mourir les faibles
et fait survivre les forts ? À la limite, l’austérité tape là où elle pense qu’elle
peut se permettre de taper, chez les « paresseux » ou les « incapables »,
ceux dont on croit à tort ou à raison qu’ils sont responsables de leur sort
socioéconomique. Mais la Covid-19 ne fait pas cette distinction. Elle frappe
aussi le « bon travailleur » et encore pire surtout « le bon
retraité » celui qui représente l’image d’un bonheur qui s’obtient dans
nos systèmes capitalistes par le travail et la consommation. Il faudrait donc
protéger cette personne pour protéger notre image de société d’abondance. Si l’on
était un peu plus dur et plus près du capitalisme sauvage, on reverrait chacun
à sa plus ou moins bonne santé, comme on revoit chacun au sort socioéconomique
ou personnel qui le favorise ou le défavorise dès la naissance. Le concept de « retraite
bien méritée » vient plus tard. Les faibles meurent, les forts survivent, telle
est la loi de la mine et certains diraient la loi de la nature avec son vieux
darwinisme social assumé. Dans notre société une telle loi briserait notre
confiance dans la capacité du capitalisme de nous promettre le bonheur aux
méritants, nonobstant quelque malchance comme une maladie. Si l’on considère
plus ou moins facilement que le pauvre est responsable de sa pauvreté, il est
différent d’imaginer qu’une société d’abondance puisse d’une certaine façon rendre
responsable le malade de sa maladie quand il s’agit de l’attraper en quelque
sorte au hasard. Nous responsabilisons alors bien plus le contaminant que le
contaminé.
Quel renversement fascinant !
Combien le contaminé fait pitié alors que le contaminant est égoïste ! Bref,
comment il y a des méritants qu’il faut protéger ! Quoi, chacun ne serait plus
responsable de sa santé, comme pour tout le reste dans le capitalisme ? Chacun
n’est-il pas responsable de son travail ? de son choix de carrière ? de ses
loisirs ? de ses choix de vie ? de son style de yoga ? Demandez à nos industrieux,
ils en savent quelque chose du fait de « se prendre en main » absolument
dans tous les aspects de leur vie. Ils en sont tannants à la fin, mais voilà bien
une exception actuelle qu’il faut noter et re-noter : que cette fois, les autres
soient responsables de ma santé de méritant, de travaillant, de vacciné, de
retraité, de vulnérable. Enfin, à travers ces bizarreries idéologiques, l’important
est de faire croire que le progrès dans le système capitaliste d’abondance
fonctionne et que des sacrifices que nous faisons au nom de ce progrès sont bien
aux services des citoyens. On ne dira pas lesquels, bien-sûr, vous comprenez. Et
pourtant, est-il si impensable que notre système de santé finit par retourner,
ne serait-ce qu’en partie, à la case départ de l’absence de soins et même d’un genre
de dédain pour les conditions de ses citoyens en général ? Le capitalisme
et son darwinisme social n’y invite pas ? Il est difficile de prétendre « progressez »
tout en étant impitoyable sous un aspect essentiel du système, à savoir qu’un
travailleur ne vaut que son salaire et pas une maudite cent de plus. Et qu’on songe à
un débordement quelconque de patient dans un hôpital et un certain nombre de
mort qui en résulte et on imagine immédiatement à tout le scandale de « l’effondrement
du système de santé ». Pourtant, en un sens, n’est pas la situation
normale, même sans Covid, de certaines catégories de personnes pauvres chez nos
voisins du sud ?
Pour sauvegarder nos croyances
particulières à notre style de capitalisme, il faut donc protéger à tout prix
nos hôpitaux quitte à sacrifier des libertés individuelles jugés moins
essentielles par notre système et sa manière habituelle de nous promettre le
bonheur. Il faut sauvegarder le travail et la consommation. L’école doit aussi
s’y inclure, mais surtout comme préparation au travail et à la consommation. On
demandera beaucoup à la famille, mais sous pression elle est généralement
complice de la consommation pour tenir le coup. Quant au reste, la culture, les
arts, l’amitié et tout ce qui se rapporte moins directement au travail et à la
consommation sont à la limite des manières concurrentes de prétendre au bonheur.
On peut alors, si besoin est, sacrifier les rares lieux qui s’y dévouent comme « lieux
de propagation » pour protéger nos hôpitaux et leur image, la consommation
de la santé. Une telle part de l’image de ce que le capitalisme avancé est
sensé nous apporter comme bonheur s’y trouve, quand bien même la reconstruction
d’un Tiers-monde par en dedans en fait n’est pas bien loin. L’austérité l’amène
et nous n’assumons plus tout à fait la facture sociale d’une société
parfaitement soignée, vieillissante d’autant plus. Il faudrait sans doute se
brancher et assumer ses choix de société avec leurs conséquences respective. Bien
sûr, on n’ose jamais révéler au grand jour les contradictions dans les finalités
de nos institutions. Nous tenons trop à nos illusions. Cependant, le
moindrement qu’on y réfléchit davantage, on développe alors le soupçon que même
le capitalisme doux des sociétés d’abondance est intrinsèquement incapable de
nous livrer ses promesses de bonheur, d’où un rejet complet de ses demi-solutions
idéologiques de tout ce qui passe uniquement par le travail et la consommation
pour nous rendre heureux, y compris du mirage d'une "belle retraite méritée".