samedi 9 février 2013

Vulgarisation et Approfondissement

La critique la plus facile, la plus typique, lorsqu’on aborde la philosophie, c’est en juger son accessibilité. Son vocabulaire intellectuel, technique, passablement universitaire et précis rebute la plupart des gens. N’est-ce pas là un drame ? De dire, à la suite de tant d’autres que ceux qui ont précisément le plus besoin de s’instruire, de réfléchir à leurs idées, d’élargir les horizons de leurs réflexions sont exactement ceux-là qui se découragent devant l’effort intellectuel demandé ? Jonathan Frazen, un auteur américain, dit : « Je ne peux prétendre que le grand public écoutera ce que j’ai à dire. Je ne peux prétendre subvertir quoi que ce soit, parce que le lecteur capable de décoder mes messages subversifs n’a nul besoin de les entendre »[1]. L’intellectuel lorsqu’il parle, à qui s’adresse-t-il ? Est-ce à lui-même, à ses pairs ? En cela, l’art contemporain semble avoir le même problème ou à tout le moins la même critique : les artistes « du milieu » se renverrait la balle à eux-mêmes, et l’art dont la visée est de s’adresser à tout le monde, dans les faits s’adresse plutôt à un milieu initié.
À l’inverse, une philosophie accessible et vulgarisée se fait plutôt « snober » par les intellectuels universitaires lorsqu’elle se traduit en psycho-pop, spiritualité et art de vivre. Promenez-vous dans un Renaud-Bray et regardez les livres sur les étagères. Sans nécessairement être d’emblée mauvaises, il reste que beaucoup de ces « sagesses » sont plutôt simples, parfois simplistes, et dans le pire des cas sophistiques. Il faut avouer que la vulgarisation en ces domaines attire aussi des personnes de plus ou moins de bonne foi qui cherchent moins une réelle sagesse qu’une renommée. Une recette pour mener votre vie ? Le guide du bonheur en dix étapes faciles ? Voilà qui sonne douteux, au moins pour notre petite voix en nous qui nous avertit que les choses sont rarement aussi simples.
De même, si l’on fait la comparaison avec le milieu de l’art, comment juge-t-on du travail d’un artiste ? Le nombre de ventes ? L’art a aussi bien son lot de charlatanerie si l’on veut, dans le sens de la superficialité. Certes, parfois, c’est précisément ce que des gens veulent. L’accessibilité est ici mise de l’avant, peut-être au prix d’un approfondissement ou d’une certaine authenticité. N’est-ce pas ce qu’on demande à la philosophie en la taxant d’élitisme?
La démocratisation de la réflexion devrait idéalement permettre aussi bien une certaine quête de l’excellence, de la rigueur et en général d’une profondeur du niveau de réflexion. Cependant, Tocqueville l’avait déjà prédit, les réflexions de surface seraient légion dans les démocraties[2]. L’isolement avec lequel chacun prétend avoir des réflexions authentiques ne concorde pas avec la manière dont l’information, les réflexions et les idéologies sont véhiculées en démocratie. Nous baignons dans un monde d’influence, un monde riche, complexe, varié, bigarré même. Reconnaître et apprécier ces influences nécessite d’ouvrir le passé, de faire une certaine généalogie des idées. Or, voilà justement ce que la plupart des vulgarisations ne font pas : elles « partent à neuf », comme si l’on n’avait jamais réfléchi à la question par le passé, comme si toute l’histoire de la philosophie n’avait aucun rapport avec la façon dont on pense aujourd’hui. De cette manière, avec cette amnésie programmée en tête, on est tout prêt à remâcher les mêmes idées, tout en prétendant faire du neuf.
Bien sûr, ouvrir l’histoire des idées donne le vertige et nécessite tout un effort de traduction, de réactualisation, de réinterprétation, et ainsi de suite. À moins d’une certaine persévérance et d’une ouverture d’esprit renouvelé, il est bien plus confortable de rester au niveau d’une réflexion relativement superficielle et facile. Parfois, des auteurs ont cependant le don de mixer une accessibilité avec une certaine profondeur.
Comme pour beaucoup de choses, l’idéal est un certain équilibre, ici entre l’accessibilité et l’approfondissement. De toute façon, ces deux pôles coexisteront toujours et passeront de l’un à l’autre et de l’autre à l’un selon des cycles ou si l’on veut, des modes. Si l’expansion des idées appelle une vulgarisation, une vulgarisation appelle au contraire un approfondissement pour compléter et renouveler ces idées, ce qui appelle une autre vulgarisation, etc.  On doit avouer qu’il serait un peu étrange de souhaiter un nivellement par le bas, sous prétexte qu’une majorité de gens s’y tient sans qu’il y ait, corrélativement, un mouvement d’approfondissement.



[1] Jonathan Frasen, Pourquoi s’en faire (2002), paru dans « Nouveau Projet 02, Nicolas Langelier, p.109 ».
[2] Tocqueville, Alexi de, De la démocratie en Amérique II, Chapitre III: Pourquoi les Américains montrent plus d'aptitude et de goût pour les idées générales que leurs pères les Anglais

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